L’intérêt de l’enfant et sa parole

Lionel Remy-Hendrick, chercheur sur le projet CAPACITI et maître-assistant pour le bachelier assistant social à l’Hénallux a publié un premier article dans Les Cahiers du Travail Social (IRTS de Franche-Comté). »

Coup d’œil ethnographique dans les provinces belges de Liège et de Luxembourg

Introduction

Est-il possible de considérer sérieusement l’intérêt de l’enfant tout en prenant sa parole en compte ? Dans cet article, nous allons tout d’abord modestement essayer de déplier cette tension structurante qui existe entre intérêt et parole de l’enfant en s’appuyant sur les réalités du travail social dans les provinces de Liège et de Luxembourg en Belgique. Dans un second temps, nous proposerons – à l’aide de l’analyse structurale – une inspection plus minutieuse de la parole de trois enfants de la province de Liège au sujet du droit en général et des droits de l’enfant en particulier. Les résultats préliminaires de cette recherche s’inscrivent dans le contexte plus général du projet CAPACITI (PartiCipation, plAce et Pouvoir d’ACtion des enfants dans la promoTion de leurs droits, Interreg, 2024-2028) dans le cadre duquel plusieurs chercheurs réalisent des enquêtes dans les provinces de Liège et de Luxembourg en Belgique – entre autres autour de la question de la participation des enfants à leurs droits – mais aussi en France (Lorraine) et en Allemagne (Rhénanie-Palatinat), avec la collaboration du Grand-Duché de Luxembourg.

La parole et l’intérêt de l’enfant : une tension centrale

Aujourd’hui, il est relativement entendu que l’enfant doit être considéré comme un acteur et consécutivement, qu’il est important d’agir à différents niveaux pour favoriser sa participation (à l’école, au système démocratique, etc.). Le fameux article 12 de la Convention relative aux Droits de l’Enfant (notée CDE) consacre d’ail leurs le droit de l’enfant capable de discernement à être entendu sur toute question l’intéressant. Pourtant, à peine les bases légales sont-elles évoquées que la boîte de Pandore s’ouvre déjà en grand : « capable de discernement » ? Que pouvons-nous dire du discernement d’autrui et surtout comment sommes-nous en mesure de l’apprécier ? De savantes discussions nous rassureront quant à l’importante marge de manœuvre laissée aux décideurs ici débarrassés des seuils d’âge, ou encore à la « présomption de capacité » établie par le Comité des droits de l’enfant (Paré & Bé, 2020) tandis que d’autres s’inquiéteront de l’imprécision et du caractère malléable de cette notion venant limiter l’expression des enfants dans le système judiciaire (Dekeuwer-Défossez, 2012). La question du discernement comme celles de l’autonomie, de la protection, de l’intérêt de l’enfant ou de sa parole sont autant d’enjeux contemporains pour le travail dans le « secteur jeunesse » mais aussi pour les sciences juridiques et sociales. Un petit tour d’horizon s’impose.

Il nous faut tout d’abord considérer la construction de la vulnérabilité de l’en fant. En effet, la vulnérabilité de l’enfant est assurément l’un des plus importants points de convergence de tous les clivages que nous pourrions évoquer ici. Elle est à la fois le donné biologique de l’altricialité secondaire (Portmann, 1990 ; Lahire, 2023), c’est-à-dire le constat de la longue phase de développement extra-utérin du jeune humain et de son absence d’autonomie durant cette période pour deve nir ensuite – au fur et à mesure – plus qu’un statut construit par les perceptions que peuvent en avoir les adultes (Mayall, 2015). Cet être chétif qu’un rien ne brise – pour paraphraser Durkheim – doit cependant passer d’objet de nos soins à sujet de droits. Comme de juste, la notion de vulnérabilité fera son parcours au sein des théories juridiques (volonté/intérêt), en constituant soit un obstacle soit la « raison justifiant les droits » (Paré & Bé, 2020 : 232). Une fois la vulnérabilité de l’enfant « naturellement » établie, il s’agissait donc d’en tenir compte. Les autrices Mathieu & Rasson (2018) rappellent à ce titre le préambule de la CDE : « l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux, notamment d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance ». Aux autrices d’immédiatement ajouter que cela est insuffisant et qu’un mince équilibre entre cette protection et le droit de l’enfant à l’autonomie devra être progressivement trouvé. Cette inquié tude justifiée de voir l’autonomie de l’enfant sabordée à mesure qu’il la réclame nous projette de plain-pied au cœur d’une tension – qui se décline de multiples manières, aucune forme ne recouvrant tout à fait les autres – dans lequel nombre d’acteurs naviguent encore aujourd’hui : protection / autonomie, intérêt / parole, objet / sujet ou dépendance / agency.

« Cette double conception – dépendance et agency, enfant objet et enfant sujet – a irrigué le droit, et l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant en porte la trace, entre éthique de responsabilité (des adultes) et recon naissance de droits à des formes d’autodétermination (des enfants) » (Octobre & Sirota, 2021, 20).

Il est tout à fait crucial d’avoir cela à l’esprit parce qu’à l’instar de la description dressée par Octobre et Sirota (2021), il semble que cette « double conception » devienne ensuite bien davantage, une tension centrale, voire un clivage quand il est question du travail social avec des jeunes. Pour notre propos, intéressons-nous plus avant à la forme particulière du clivage de l’« intérêt/parole » de l’enfant. Notons que par « intérêt » de l’enfant – qu’il soit supérieur ou non – on entend d’abord évoquer la tentative conceptuelle ample et un peu floue qui espère englo ber les initiatives de protéger l’enfant (Leconte, 2023) et garantir ses droits (Mélis, 2023). La question se pose toutefois : « Mais qui mieux qu’un enfant peut définir ce qui relève de son intérêt ? » (Idem, 46). La parole, fut-elle rendue à l’enfant, demande encore à être récoltée.

Les travailleurs sociaux dans le secteur jeunesse luxembourgeois, en tant que véritables intellectuels organiques (Gramsci, 1975, Cahiers 12, §1), se réfèrent rapi dement au clivage intérêt/parole dans leur pratique quotidienne et dans leurs inte ractions avec les différents services de la province : « Au SPJ [Service de Protection de la Jeunesse], ils prennent en compte l’intérêt du jeune, pas la parole du jeune (…). Ils n’ont pas discuté avec le jeune, c’est pas possible. Parfois ça ne correspond même pas à son bien-être » (Martha, directrice d’une Association Sans But Lucratif). En effet, selon l’endroit du monde social dans lequel le jeune va se retrouver, son avis importera ou non : « Pour nous, s’il est mineur, son avis passera toujours après l’avis du psychiatre. Si le psychiatre s’oppose par exemple au retour à domicile, nous allons respecter l’avis du psychiatre » (Aude, infirmière en hôpital psychia trique). À l’inverse, d’autres travailleurs sociaux décideront de placer sa parole au centre de l’intervention, de « faire coalition avec lui », quitte à « l’accompagner dans le mur »1. D’un côté, l’autorité s’exerce dans l’intérêt du jeune, selon une gradation allant de la limite partielle à la négation complète de son droit à l’autonomie ; de l’autre, le jeune est « empouvoiré » et l’adulte prend désormais la place de l’accompagnant, en contrepartie d’une certaine forme de « gestion des risques ». Fait remarquable, cette conception de l’enfant-acteur (empouvoiré) est par ailleurs l’une des deux grandes options de la sociologie de l’enfance contemporaine, l’autre étant l’enfant comme « espace de déploiement des détermina tions sociales transmises par certaines instances socialisatrices » (Leroy, 2020, 7). Dès lors, autant sur le terrain de la prise en charge que dans les débats sociologiques, si une option est prise pour l’une ou l’autre alternative théorique, la façon de concevoir la parole de l’enfant chan gera du tout au tout : véritable point de vue enfantin (Clark, 2010) témoignant d’une liberté d’action ou lieu du transfert de jugements reçus au travers de leur socialisation, a fortiori ceux circulant dans la « vie de la classe »2 (Lignier & Pagis, 2014, 49).

Bien évidemment, les travailleurs sociaux négocient au quotidien entre ces
deux extrêmes, aucune situation empirique ne pouvant se satisfaire d’un accompagnement de principe. La variable d’ajustement la plus importante étant précisément la question de la vulnérabilité. Si la vulnérabilité « naturelle » de l’enfant
féconde les deux options théoriques présentées, le travail social doit composer
avec toute une série d’autres vulnérabilités : celles liées au genre, à l’ethnicité,
au faible support social, aux fragilités psychiques, au handicap, à la consommation
de substances, etc. Un exemple concret en province de Luxembourg est la difficulté
liée à la mobilité. Les villages sont distants, l’offre de bus est limitée, certaines villes
ne possèdent pas de gares, différents services sont manquants (dans le domaine
de la santé par exemple). Par conséquent, certains jeunes ne sont pas en mesure
de consulter un psychologue à moins d’accepter de rater leur « dernier bus »,
d’autres sont inscrits en école spécialisée alors qu’ils n’ont aucune difficulté
particulière parce que c’est la seule école accessible près de chez eux, etc.
La vulnérabilité liée à la mobilité vient accentuer l’accès déjà inégal des différentes classes sociales à tous les services socio-psycho-éducatifs. « L’accès au sport est vraiment hyper important pour nous, c’est une soupape, c’est une ouverture
aux autres… La problématique de la mobilité impacte énormément cela » (Gisèle,
criminologue de Parquet). En conséquence de quoi certains assistants sociaux sont
contraints de faire leurs entretiens « en voiture », d’allonger un peu les journées
pour raccompagner ici ou là, afin de conserver le lien avec le jeune ou simplement
de rendre service, etc. Pour s’en sortir, on comprend que le parent doit non seulement posséder une voiture mais aussi avoir un employeur qui propose des horaires
flexibles. Sans surprises, les enfants des classes populaires sont ceux qui souffrent
le plus, par capillarité, de la mobilité catastrophique dans la province.

Les villages sont distants, l’offre de bus est limitée, certaines villes ne possèdent pas de gare

Cette question de la mobilité est utile à la démonstration que l’enfant est un acteur, un « être au présent » autant que l’enfance est une catégorie sociale traversée par des inégalités structurelles (Sirota, 2019). Nous ne devons donc pas faire l’économie de questions suivantes : comment l’enfant se représente ces inégalités ? Comment est-il en mesure de les négocier ? Ces questions impliquent de prendre en compte sérieusement le point de vue de l’enfant, voire de contribuer à alimenter une culture de sa parole (Marquet & Merla, 2015)

Les droits de l’enfant selon les enfants : essai d’analyse structurale

Travailler avec la parole de l’enfant n’est pas chose aisée car celle-ci est communément considérée comme une parole suspecte. Pagis & Simon (2020) évoquent pour battre en brèche cette parole que l’on soupçonne d’être incompétente (incapable de répondre aux questions) et instable et donc peu fiable (les enfants changeraient trop souvent d’avis). La deuxième difficulté est méthodologique et concerne « l’asymétrie de la relation d’enquête entre un.e adulte et un.e enfant » (Idem, 10). Pour cela, les socio-anthropologues doivent ruser : faire les entretiens avec des binômes d’enfants (Lignier & Pagis, 2017), s’installer à côté de lui plutôt qu’en face de lui, utiliser un médium ludique, conserver un protocole de recherche qualitative flexible (Dubois, 2024). Enfin, il est crucial de ne pas faire l’impasse sur la contribution significative des enfants à la dynamique familiale (Dubois, Lahaye et Aujoulat, 2021), ce qui implique d’être attentif aux potentiels conflits de loyauté d’enfants qui ont tendance à protéger leurs parents (Pirskanen et al., 2015), etc.

Les trois entretiens dont nous allons ici analyser quelques extraits ont été réalisés en 2024 en province de Liège avec « Anne » (fille de neuf ans, en binôme avec sa petite sœur de six ans, qui n’apparaît pas dans les extraits ci-dessous), « Marie » (fille de douze ans) et « Pierre » (garçon de quatorze ans). « Pierre » et « Marie » sont frères et sœurs mais ont préféré réaliser l’entretien séparément. Les trois enfants sont scolarisés et inscrits à des activités extra-scolaires, les parents sont ensemble et ont un métier stable, à temps plein. On peut raisonnablement considérer ces familles comme étant issues de la classe moyenne, sans vulnérabilités spécifiques. Le lieu de l’enregistrement, pour tous les trois, fut le salon familial et nous sommes disposés diagonalement (afin d’éviter le face à face mais aussi une trop grande proximité physique) devant le jeu. En effet, l’entretien est ludique et s’appuie sur le jeu de cartes Eurochild qui contient vingt-quatre cartes représentant de « vrais » [sic] droits de l’enfant et quatorze cartes représentant des « faux » [sic] droits, accompagnés d’une ligne de texte en anglais. Du fait de la langue du jeu, il leur fut demandé de décrire l’image (cette étape a finalement été conservée car elle ajoutait beaucoup d’humour et de complicité dans l’interaction) pour que finalement nous traduisions la ligne de texte accompagnant l’iconographie. Préalablement à l’entretien, il leur est rappelé qu’il n’y a pas de bonne réponse, qu’il s’agit d’un échange dans lequel ils ont le droit de répondre par oui ou par non, qu’ils sont libres de s’en aller quand ils le souhaitent et sans ma permission (cfr. Dubois, 2024). Les entretiens ont duré entre vingt et trente minutes et furent un véritable succès, les enfants étaient enchantés des échanges et demandaient à jouer à un autre jeu.

Concernant l’analyse présentée ici, il s’agit d’une analyse structurale (analyse de contenu) menée à la manière de Hiernaux (1995) qui, selon nous, est particulièrement adaptée au discours des enfants (afin d’éviter les biais classiques liés à l’enregistrement de leur parole précédemment évoqués). En effet, plutôt que de se confronter aux contenus bruts des propositions, on espère identifier les « principes d’organisation sous-jacents, les systèmes de relations, les schèmes directeurs, les règles d’enchaînement, d’association, d’exclusion, d’équivalence » (Bardin, 2013, 278) et d’entrer dans ce qui compose les représentations des locuteurs, leurs « évidences particulières » (Hiernaux, 2010, 57). Après avoir développé des graphes spécifiques pour chacune des réponses, nous avons décidé d’en présenter ici une version fusionnée tant ceux-ci semblaient se recouper.

Liste des extraits :

  • Anne 1 : Quels sont les droits de l’enfant ? Ben… Euh… Ben, les droits de l’enfant, c’est ce que l’enfant peut faire et ce que l’enfant peut pas faire (Q : Là, c’est «quels sont les droits de l’enfant ?» Ça, c’est plus compliqué, comme question),
  • Anne 2 : Non, parce que ce n’est pas une vraie… Parce que, tu peux utiliser le papier toilette, mais, enfin, c’est quelque chose que, c’est comme si, moi, je disais, tu as le « droit de parler », enfin, c’est une question… [Q : C’est évident quoi, c’est normal ?] C’est évident ! (Q : Par exemple, là, vous avez le droit d’utiliser le papier toilette, c’est vrai, mais est-ce que vous pensez qu’on va l’écrire dans la loi ?),
  • Marie : Non, c’est pas un droit. Parce que ça, c’est de base. Tout le monde a le droit (Q : Alors là, c’est chaque enfant a le droit d’utiliser le papier toilette. Mais est-ce que tu penses que c’est un droit ?),
  • Pierre 1 : Pour moi, c’est une chose de base qu’on est obligé de respecter parce que c’est, on va dire de la logique (Q : Et comment tu expliques que tu as l’intuition ? Tu les connais mais sans les connaître [les droits de l’enfant]. Tu vois ce que je veux dire ?),
  • Pierre 2 : Pas illégale, mais on n’a pas vraiment tout à fait le droit ou des choses comme ça de le faire (Q : Toi, tu penses que le droit est logique surtout. Donc si une situation ne te semble pas normale, ça veut dire qu’elle est illégale).

Commentaire analytique :

Dans la structure de sens majoritairement parallèle (devenant une structure en éventail en 2) présentée ci-dessus, deux univers structurent les représentations que Anne, Marie et Pierre ont du monde du point de vue du droit (puisque le jeu tout entier explorait cette question).

Du côté de ce que les enfants identifient comme du non-droit (« pas illégale, mais… »), ils intègrent les prescriptions qui concernent tout le monde mais qui ne sont pourtant l’objet d’aucune contrainte légale : les exemples qu’ils utiliseront sont soit originaux, comme « avoir le droit de parler » soit tirés du jeu à l’instar « d’utiliser le papier-toilette » et correspondent à l’idée platoni cienne qu’on ne peut « interdire de pleurer ».

D’autres extraits permettant d’enrichir le commentaire de cette structure dédoublent cependant cet univers de sens. En effet, sont également inclus les manières de table (« ne pas roter ») et les comportements prescrits (« être poli », « ne pas dire de gros mots »). Plus généralement, les règles non-écrites évidentes le sont soit parce qu’elles leurs apparaissent comme fondamentales/triviales (parler, bouger, penser, respirer, etc.) ou nécessaires (être poli, respecter autrui, etc.). Ces règles non-écrites évidentes, si elles peuvent être l’objet de « réprimandes » (les deux figures d’autorité classiques sont évoquées à ce sujet : le parent et l’enseignant), n’en sont pas moins non-obligatoires puisque dépendantes du contexte, ou plutôt de la présence ou non de la figure d’autorité : « Ben, à l’école, on va dire qu’on n’est pas surveillé quand… Ben, pas vraiment surveillé quand on mange. Du coup, s’il y a un moment, il y en a un qui rote et… On ne va pas vraiment dire « pardon » ou quoi » (Pierre).

L’autre univers de sens renvoie quant à lui à ce que les enfants identifient comme relevant de prescriptions légales. Premier fait remarquable, ils se représentent le droit comme quelque chose qui ne concerne pas tout le monde indifféremment. En effet, le droit est conçu comme étant spécifique à un public particulier : « Euh, non. Non. Et les enfants handicapés » (Anne répondant à la question : « Et les enfants qui n’ont pas de parents, par exemple. Est-ce qu’ils ont les mêmes droits ? »). À la fois logique (protection contre la torture, contre la maltraitance, le meurtre, etc.) et non-évidente – puisque sont exclues les règles évoquées dans l’autre univers de sens –, la prescription légale est présentée comme obligeant le respect, indépendamment du contexte. Ultimement, les enfants se représentent les droits de l’enfant comme une série de permissions et d’interdiction limitant leur capacité d’action (je peux ou je ne peux pas faire). On peut faire l’hypothèse que cette manière de se représenter leurs droits spécifiques doit énormément à la manière dont les figures d’autorité (principalement les parents et les professeurs) s’adressent à eux. Le syntagme « tu n’as pas le droit » étant utilisé de manière indiscernable par ces dernières pour évoquer une règle de bienséance ou une prescription légale. Or, le stéréotype le plus tenace à l’égard du rapport au droit des enfants serait leur incompétence (cfr. supra) dans la mesure où on les présente bien souvent comme incapables de distinguer par exemple une règle imposée dans l’unité familiale d’une prescription de droit international. Sans être en mesure d’identifier à quel article ou à quelle jurisprudence telle ou telle prescription renvoie – à l’instar d’une grande partie de la population adulte –, on peut constater ici que leur compréhension de ce qui relève ou non du droit est bien plus élaborée que ce que ce stéréotype prétend. Cette indiscernabilité supposée, bien que présente (en 2), n’est que la partie finale de la structure autant que la partie émergée de l’iceberg et est bien trop insuffisante que pour exprimer la compréhension du droit des enfants.

Conclusion

L’enfant, cet être vulnérable, à partir duquel le droit, les sciences et le travail social oscillent entre sa protection et son autonomie, son intérêt et sa parole, l’objet de nos soins et le sujet-acteur dont on constate la dépendance autant que l’agentivité, est un « être au présent » (Sirota, 2019, 37). Cela n’empêche que l’enfant, en tant que catégorie sociale, est traversée par des inégalités structurelles et des déterminations qui demandent l’ajustement constant des professionnels du secteur jeunesse. On a constaté à quel point la seule question de la mobilité, problématique cruciale de la province de Luxembourg, était une vulnérabilité prégnante, un catalyseur de toutes les autres inégalités structurelles et une variable d’ajustement importante du travail social.

Si certains travailleurs sociaux font tout de même le choix d’empouvoirer le jeune en travaillant avec sa parole quitte à « l’accompagner dans le mur », d’autres assument la part de maltraitance propre à décider pour lui, pour peu que cela soit dans son « intérêt ». Comme le rappelait Mélis (2023), n’est-il pas capable de nous dire ce dont son intérêt relève ? Toutefois, travailler avec la parole de l’enfant est un défi majeur pour lequel à peu près tous les acteurs sont démunis. Il s’agit d’un grand chantier, qui demande d’abord de se défaire des stéréotypes liés à cette parole soupçonnée d’incompétence et d’une trop grande versatilité (Pagis & Simon, 2020). Parallèlement, il s’agit de prendre au sérieux cette parole et de s’y adapter, grâce à des dispositifs flexibles et facilement adaptables (Dubois, 2024). Le jeu en vaut cependant la chandelle. Notre modeste contribution montre à quel point les représentations élaborées des enfants vis-à-vis des prescriptions auxquelles ils font face dans le monde social viennent réinterroger leur incapacité supposée à distinguer une règle tacite dans l’environnement familial d’une prescription légale.

En s’intégrant à la communauté des pairs, désireuse de démultiplier les outils et les manières d’accéder au point de vue enfantin, c’est l’enfant comme interlocuteur et comme partenaire qu’on espère instaurer, par-delà tout vœu pieux.

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